Bulletin n°9

n° 09 – bulletin de l’Organisation des Recherches sur les Environnements Invisibles

Disparition d’un pionnier de la paléophonie

GEORGES CHARPAK nous a quitté dans la nuit du 28 au 29 septembre 2010, à portraitcharpakl’âge de 86 ans. Dans ses Mémoires d’un déraciné, physicien et citoyen du monde, (Editions Odile Jacob, 2008, 308 p.), le Prix Nobel de physique 1992 raconte comment il entreprit de ressusciter des sons fossiles gravées sur des poteries de l’Antiquité avec son ami Mathias Fink, spécialiste de la physique des ondes et inventeur – entre autres choses – du « miroir à retournement temporel ». M. Fink se souvient :
« La première fois que je l’ai rencontré, c’était dans un laboratoire de physique du solide, en 1987, bien avant son prix Nobel. Georges Charpak connaissait mes travaux sur l’acoustique, il m’a proposé de travailler avec lui sur un projet dingue. Il voulait faire parler les vieilles pierres ! Georges se demandait si, à l’époque des Romains ou des Mésopotamiens, des enregistrements du son n’avaient pas existé. Il se demandait si, quand les hommes traçaient un sillon sur une poterie, cela enregistrait leur voix. On a déliré avec ce projet, on a visité tous les salons du musée du Louvre à la recherche d’objets où des sons antiques auraient pu être enregistrés. Georges aimait non seulement la physique mais s’intéressait à l’histoire et à l’archéologie, comme moi. (…) Nous avons tout de suite été sur la même longueur d’onde ».
Georges Charpak faisait partie de ces savants humanistes qui, à l’instar de Marcel Baudot, « ne s’arrêtait pas à ce qui est visible, raisonnable et communément admis, et n’avait pas oublié d’être poète. Le poète est toujours plus intrépide que l’ingénieur, c’est pour cela qu’il nous est nécessaire… ». C’est une grande perte pour la paléophonie, et toute l’équipe de l’O.R.E.I. salue sa disparition avec émotion.

ecouterOREIVoir une vidéo de Mathias Fink expliquant sa découverte.


ecouterOREIVoir également sa leçon inaugurale au Collège de France : « Renversement du temps, Ondes et Innovation ».


La vie des chantiers

Hennebont : à l’écoute d’une ville disparue

baudot_telesitemetiqueA l’occasion des Journées du Patrimoine, le laboratoire de l’O.R.E.I. s’est installé les 18 et 19 septembre 2010 sur les remparts de Hennebont (Morbihan), grâce au Trio…S-Hennebont / Inzinzac-Lochrist, avec l’amicale hospitalité du Théâtre à la Coque.

Quelle émotion de retrouver des traces du passage de Marcel Baudot ! Celui-ci, en effet, avait repéré Hennebont dès 1938 au cours de vols de reconnaissance, décollant de la base aérienne de Lann-Bihoué sur son vieux Potez 45 modifié TOE. Il avait séjourné plusieurs jours à l’Hôtel de France et, après de longues journées passées à arpenter la « ville close », il venait en soirée siroter son Antésite au Café du Musée, près de la tour Broërec’h, la tête encore pleine d’acousmates.

Hélas, ces  premières investigations devaient rapidement être interrompues par la mobilisation de Marcel, dont les fameux localisateurs acoustiques sauvèrent bien des vies humaines lors des bombardements d’août 1944, en prévenant à temps la population de l’arrivée des avions, mais ne purent empêcher que le « chant de la cité » ne soit rapidement qu’un champ de ruine.

 

hennebont_rue prisonDisparus le Café du Musée, l’Hôtel de France, comme d’ailleurs la totalité des boutiques et des maisons médiévales de la ville close… Seules subsistent de nombreuses traces acousmatiques, notamment dans la tour Nicolas qui fut  le cellier de l’Hôtel de France, traces magnifiquement révélées par les techniques photophoniques développées par Serge Vauthron ! (voir notre bulletin N° 3). L’obscurité totale, condition indispensable aux résurgences photophoniques, nous empêche malheureusement de publier ici la moindre photographie de cette zone de fouilles – images qui auraient attesté de la stupeur (et tremblements) des visiteurs de ce chantier qui, pas plus que nous, ne sont près d’oublier ces mémorables Journées du Patrimoine !


Cergy-Pontoise : Caisse d’épargne, caisse de résonance ?

caisse_eparge_cergyPourquoi des fouilles à CAP Cergy II, siège de la Caisse d’épargne Ile de France Nord ? La Caisse d’épargne est-elle aussi une caisse de résonance ? La Caisse d’Epargne, qui épargne les sous, épargne-t-elle aussi les sons ? L’écureuil, prévoyant, préserve de petits fruits, mais conserve-t-il aussi les petits bruits (en Anglais : little noises, familièrement noisettes )? Un chantier était installé dans le cadre du festival Cergy Soit!, en partenariat avec la Scène Nationale de l’Apostrophe, du 7 au 12 septembre. Les premiers résultats du laboratoire d’analyse de phénomènes acousmatiques ont été révélés au public les 10, 11 et 12 septembre 2010.

Là où Marcel Baudot fouillait la mémoire jusqu’à des centaines, voire des milliers d’années, dans des sites archéologiques et des ruines, nous avons ici un exemple exceptionnel de « future ruine », où chaque trace sonore ne remonte pas à plus d’une trentaine d’années. En effet, cette architecture remarquable de Paul Depondt, véritable cathédrale de verre et d’acier, s’est avérée être un exceptionnel « piège à acousmates », tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, notamment grâce à ses surfaces réfléchissantes, renvoyant à l’infini aussi bien les sons que la lumière.

 


 Bar-le-Duc : sur les traces audibles de Marcel Baudot

Invitée par le festival RenaissanceS, l’équipe a eu le bonheur de pouvoir fouiller la mémoire du Collège Gilles de Trèves, plus ancien témoin de l’architecture Renaissance de la ville, désaffecté depuis de nombreuses années et actuellement en chantier. Michel de Montaigne y fit un bref séjour en 1580, ainsi que Marcel Baudot, qui y enseigna en 1913, alors qu’il sortait à peine de l’Ecole Normale ! Y avait-il laissé des traces ?
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Qui dit chantier de rénovation dit chantier de fouilles archéologiques, et qui dit archéologie dit désormais archéophonie. Au cours des six visites organisées les 3 et 4 juillet 2010, après trois journées de fouilles, de nombreux visiteurs ont affirmé avoir entendu Baudot enseignant l’alphabet, ainsi que des bribes du poème Acousmate de Guillaume Apollinaire, tant par auscultation dans les végétaux du jardin que par résonance photophonique dans certaines anfractuosités d’une salle de classe, ou encore par condensation acoustique sur les façades du collège…

ecouterOREIEcoutez les témoignages des visiteurs du chantier du collège de Gilles de Trèves , à Bar-le-Duc :

 


 Méréville : aux origines de l’effet Sharawadji

D’ordinaire fermé au public, Méréville est un exceptionnel vestige de « parc à fabriques », c’est-à-dire un immense jardin du XVIIIeme siècle qui, contrairement aux ordonnancements symétriques « à la française », s’inspira de la mode des jardins chinois ou anglo-chinois, fabriquant artificiellement une nature idéalisée et ponctuée de « folies » (constructions reproduisant la nature, l’antique ou l’exotique). On peut voir, dans ces réalisations esthétiques aussi divertissantes que pédagogiques, l’origine des jardins zoologiques, parcs publics, et même parcs d’attractions d’aujourd’hui. Mais ne s’agirait-il pas ici de l’un de ces mystérieux « jardins Sharawadji », dont « le visiteur ne peut éprouver la beauté que par surprise » ?

aquarelle_sharawadji

Utilisé pour la première fois par Sir William Temple (1628 – 1699) dans son ouvrage Upon the Gardens of Epicurus (1685), le terme Sharawadji (sharawadgi, sharawaggi) n’apparaît pas du tout d’origine chinoise, mais de la notion diffuse de « chinoiseries » qui, au XVIIème siècle, évoque aussi bien « les Indes » que « l’Orient ». L’explication pourrait venir de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales, qui possédait une manufacture à Nagasaki : lorsque des Hollandais, accompagnés de l’Allemand Engelbert Kaempfer (1651–1716), visitèrent les jardins de Kyoto à la fin du XVIIème siècle, ils notèrent leurs caractéristiques « irrégulières mais agréables » et « imitant artistiquement la nature », et les expressions sorowaji ou shorowaji suggérant l’assymétrie, en ancien japonais. Sharawadji serait donc une corruption du japonais filtré par la prononciation hollandaise, puis reprise par William Temple d’après les récits de voyageurs hollandais revenant du Japon.
En 1949, ce terme réapparaît dans la revue anglaise The Architectural Review  sous la plume de Hugh de Cronin Hastings, dans le cadre de son manifeste pour une « philosophie du paysage urbain » (Townscape philosophy), contrastant avec les approches fonctionnalistes et romantiques dominantes *.
Last but not least, pour Jean-François Augoyard et Henri Torgue, chercheurs au CRESSON, Centre de Recherche sur l’ESpace SONore :
« L’Effet Sharawadji est un effet esthétique qui caractérise la sensation de plénitude qui se crée parfois lors de la contemplation d’un paysage sonore complexe dont la beauté est inexplicable (…) Le beau Sharawadji joue avec les règles de la composition, il les détourne et éveille dans la confusion perceptive un sentiment de plaisir. Rêveurs ou inquiets, nous sommes parfois complètement sourds à l’environnement. En revanche au cours d’une promenade ou d’un voyage, notre esprit peut conjuguer disponibilité, attention, perspicacité, et devient ainsi réceptif à la nouveauté et à la fantaisie sonore ».

(In : Répertoire des effets sonores – à l’écoute de l’environnement, Editions Parenthèses, 1995.)

*http://www.languagehat.com/archives/001729.php

Or, il semble bien qu’à Méréville, Jean-Joseph de Laborde (1724-1794), financier et banquier de la Cour qui acquiert le Domaine en 1784, ait demandé aux architectes (François-Joseph de Bellanger, créateur des fameux jardins de Bagatelle, puis Hubert Robert, peintre paysager), non seulement de concevoir le jardin comme une nature idéalisée, mettant en « scènes » des constructions à la fois fonctionnelles (noria, moulin, ferme…), exotiques ou divertissantes (tour trajane, pont chinois), ou encore évoquant la littérature mythologique, poétique ou philosophique (tonneau de Diogène, bassin de Narcisse, chambre d’Echo), mais aussi de composer un environnement sonore !

rocher_tonneau_sharawadji

harpeeolienne

Jardiniers, sculpteurs, ébénistes, peintres, travaillent avec des ingénieurs hydrauliciens, mécaniciens et luthiers à la construction d’un paysage conçu non seulement comme un ensemble de tableaux, mais encore comme les mouvements d’une symphonie : on introduit des oiseaux et autres faunes exotiques et chantantes, l’eau est artistiquement domestiquée en cascades, étangs, sources et ruisseaux murmurants et mélodieux, des harpes éoliennes suspendues aux arbres et aux fenêtres diffusent leurs longues plaintes mystérieuses, des carillons miniatures sont accrochés aux animaux en liberté, tintent au gré du vent, harmonisent l’espace…

Il ne reste de ces constructions que quelques ruines et de très nombreux acousmates, que nous avons pu capter pour le ravissement des visiteurs…

De toutes les « fabriques » sonores, la plus remarquable est sans doute Le rocher d’Echo, dans lequel un très ingénieux dispositif acoustique permettait de réentendre pendant plusieurs secondes les derniers mots d’une phrase prononcée à l’entrée du rocher : un véritable générateur d’acousmates, en quelque sorte ! Cette « fabrique » est aujourd’hui en ruine, mais grâce au DIPA de Raoul Michelet, il a été possible de condenser les traces infinitésimales d’énergie acoustique pour faire entendre aux visiteurs quelques bribes de la voix d’Echo !

Les incessants bavardages d’Echo avaient le pouvoir de détourner la vigilance de sa mère, Héra, et ainsi de permettre à son père, Zeus, de se donner du plaisir avec les Nymphes. Furieuse, Héra condamna sa fille à n’être plus capable que de répéter les fins de phrases qu’elle entendait… Pas facile dans ces conditions de déclarer son amour au trop beau Narcisse – qui de toutes façons ne s’intéressait qu’à lui-même, et d’ailleurs en périt noyé dans son propre reflet. Le cœur brisé, Echo se laissa dépérir dans une sorte d’anorexie, jusqu’à disparaître totalement, à l’exception de sa voix et d’un os minuscule situé au creux de l’oreille, le rocher.

waterhouse_echo and narcissus


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